Pouvoirs à pourvoir
Kimiyoshi YASUDA, honnête artisan-réalisateur des studios de la Daiei signe ici le premier de ses trois épisodes de la série des Nemuri Kyoshiro. Habitué à mettre en scène des séries à succès (Akado Suzunosuke, Zatoichi, Majin ou les Yokai Monsters), il s'affranchit avec bonheur du nouvel volet tarabiscoté et fortement politisé des aventures du rônin bretteur, sans toutefois réitérer les écarts de comportement osés par Kenji MISUMI sur l’épisode précédent.
Si l'incessant changement des réalisateurs donne un ton nouveau à chaque nouvel épisode, la brillante écriture des différentes intrigues contribue encore davantage au succès de la populaire série. Avant tout pensées comme une série à succès et de pur divertissement, les aventures de Nemuri Kyoshiro n'en étonnent pas moins par la complexité de leurs intrigues. Déjà présents dans les deux premiers volets, politique et faits historiques tissent un solide canevas aux aventures du mystérieux personnage principal. Toujours adaptés des populaires écrits – tout d'abord édités sous la forme de feuilletons romanesques dans un grand journal nippon de l'après-guerre – du romancier SHIBATA Renzaburo, le scénariste Seiji HOSHIKAWA signe une parfaite transposition sur grand écran. Le réalisateur YASUDA Kimiyoshi succède au précédent Kenji MISUMI. Artisan, son honnête mise en scène s'adapte parfaitement aux images, mais se distingue de par sa totale absence d’audace ou originalité. Pire, il s'efface entièrement derrière le seul scénario, sans oser s'aventurer dans la direction empruntée par son prédécesseur. Le personnage de Nemuri Kyoshiro devient donc à nouveau plus unilatéral, plus en phase avec le cliché du mystérieux rônin. Ce nouveau changement dans l'interprétation du personnage a d'ailleurs tendance à déstabiliser le spectateur ne sachant plus comment l'interpréter : d’un sombre et nihiliste personnage arrogant, il affichait davantage d'humanité dans le second opus avant de basculer à nouveau dans le stéréotype du guerrier sans foi ni loi du troisième épisode. En revanche, le scénario toujours aussi mâture reste ancré dans la véracité historique de l’époque – et fidèle à la dénonciation du pouvoir abusif des autorités. Faisant suite aux filles illégitimes du shogun, les fils bâtards du grand Empereur sont cette foi ci dépeints. L 'intrigue introduit la lutte machiavélique de succession qui fait rage entre les aspirant empereur. Dans ce climat politique tendu particulier, d'autres aspects de l’inéluctable chute de l’empire sont également évoqués; notamment l'écart grandissant entre les différentes classes sociales et le soulèvement populaire qu’il motive. Les frasques d'un Shogun s'adonnant à la luxure et les dépenses surchargent les classes populaires. La monnaie dévaluée par une production plus importante de pièces de monnaie pour augmenter le capital du Shogun fait flamber les prix. Se rajoutent des saisons particulièrement rudes envers les récoltes des paysans : le peuple manque de biens et de vivres. Beaucoup de personnes sont ruinées et s'agglutinent autour des villes pour espérer trouver du travail ou survivre en mendiant ou se nourrir des déchets. Cette situation particulière touchera de plus en plus de couches sociales; le mécontentement envers l'Empereur ira en s'agrandissant, les soulèvements populaires se feront plus nombreux et finiront par accélérer la chute du Shogun. Nemuri Kyoshiro se positionne une nouvelle fois comme un témoin privilégié de son époque. Uniquement abordée au détour d'une phrase dans le précédent volet, la misère est cette fois clairement montrée dès l'introduction : un homme a été abattu en pleine nuit au sein d'une communauté de pauvres. Tous les soupçons se tournent vers les samouraïs environnants, seule catégorie sociale à pouvoir officiellement porter une arme et habituée des "tsuji-giri" (des virées nocturnes pour faire du grabuge, intimider la population et punir de mort toute personne hostiles). D'une impunité absolue – tant qu'ils ne déshonorent pas leur Seigneur – les samourais recourent de plus en plus à l'abus de pouvoir pour leur propre plaisir.
Cœur de l’intrigue, l'un des pauvres hommes ira en désespoir de cause jusqu'à kidnapper la fille d'un riche marchand. Kyoshiro, de passage dans le village, n'éprouve que du dédain pour cette action et oblige la communauté à relâcher la victime. Peu importe les motivations d'un tel acte, l'action est réprimandable. Il est d'ailleurs intéressant la résonance historique de ce kidnapping avec une vague d'enlèvements de même type au Japon. Un acte qui dans la réalité n’était passible d'aucune peine de prison car pas encore considéré comme un crime. Akira KUROSAWA signa d'ailleurs l'année précédente un vibrant plaidoyer à l'encontre d'une telle absurdité de situation et réussira même avec Entre le Ciel et le Enfer à faire voter une nouvelle loi établissant le kidnapping comme un grave délit. Par la suite, Kyoshiro prendra la défense de la pauvre communauté en comprenant le besoin de ces hommes et – plus encore – condamnant la détestable attitude des Seigneurs de la région. Ces derniers voient bien évidemment d'un très mauvais œil la présence d'une telle communauté sur leurs terres et iront jusqu'à incendier le bidonville aux abords de la ville. Défendant notamment un homme à l'esprit limité, Kyoshiro empêche ce dernier de se lancer dans la folle aventure d'une désespérée vengeance suicidaire en comparant cet acte au geste désespéré d'une "fourmi contre un éléphant". Plus tard, ce même convoque le fils illégitime du shogun à un duel en s’assimilant lui-même à une ‘fourmi’, n’hésitant pas ainsi à mettre en avant sa farouche indépendance et défiance vis à vis des autorités. Parallèlement, Nemuri croise le chemin d'une ambitieuse mère d'un fils illégitime du Shogun, qui met tout en œuvre pour liquider les autres futurs prétendants au trône afin d’y faire accéder son propre fils. En s'opposant à ses funestes machinations, le rônin s'expose à nouveau à maints dangers aboutissant dans de dantesques duels au cours desquels il saura montrer toute la mesure de son talent. Contrairement à ce que laisserait sous-entendre le titre du film, le coup de "la pleine lune" ne sera utilisé qu'en de rares occasions, les combats étant finalement bien plus discrets que dans les précédents épisodes. Une nouvelle fois, les duels sont montrés comme des combats respectueux, Nemuri fixant les détails d'un futur combat avec son prochain adversaire; en revanche, une superbe joute contre des dizaines d'adversaires sur de marches raides est curieusement désamorcée par un malheureux choix de mise en scène en vue subjective totalement brouillonne. Le manque de combats et de maîtrise est compensé par deux superbes scènes, dont l'une montrant Kyoshiro prisonnier d'une cage à travers laquelle il est la cible de lances cherchant à l'empaler; et par un superbe final sur un pont enflammé dantesque, qui rajoute au machiavélisme de personnage dont la silhouette se découpe sur fonds de flammes, comme tout droit sorti des enfers.
L'aspect historique du scénario transparaît par l'évocation de l'épée "Muso MASAMUNE", forgé au XIVième siècle par un des forgerons les plus réputés. Impossible de dire, si Kyoshiro possède effectivement un modèle du grand maître, mais sa lame est au moins aussi meurtrière que celle évoquée dans les légendes. Ensuite, Kyoshiro croise un personnage ayant réellement vécu : le peintre sur étampes de bois, Gototei KUNISADA (1786-1865), qui s'est illustré par ses nombreux portraits érotiques de femmes nues. En revanche et contrairement aux précédents épisodes, l'histoire personnelle du héros n'est aucunement évoquée. Peu d'informations sont divulguées à son sujet et seules ses motivations à combattre l’injustice et fronder l’autoritarisme sont vraiment développées. Moins centré autour du seul personnage de Kyoshiro, ce passionnant épisode traite du problème de la différence des classes et se rapproche à nouveau de l'approche nihiliste et profondément rebelle des productions typiques du cinéma nippon des années soixante. Etonnamment mature pour un pur film de divertissement populaire, la série des "Nemuri Kyoshiro" assoit son statut de série à part et se détache largement de la prolifique production d’époque.
Critique auparavant publiée sur
EIGA GO GO !!