Ordell Robbie | 3.5 | Brumes fascinantes et frustrantes |
Des qualités pour être un grand Im Kwon Taek, Le Village des brumes n’en manquait pas. Emblématique, le film l’est parce qu’il rend compte des changements dans la Corée paysanne de son temps. Il brasse des thèmes tels que le passage de l’économie agricole à l’industrialisation et de la tradition à la modernité dans le monde rural. Notamment avec une belle idée de scénario : la radio portable de l’institutrice où l’on entend des présentateurs évoquer la différence entre un anonymat urbain permettant potentiellement aux individus d’avoir des mœurs «libres» et le qu’en dira-t-on du monde rural. Et il le fait d’une manière qui n’est pas sans faire écho au cinéma de genre. Volontaire ou pas, voir l’institutrice/étrangère débarquer au milieu d’une rue quasi-déserte, la voir croiser le regard d’un homme à l’allure crade assumée et au visage aussi figé qu’expressif, tout ceci n’est pas sans évoquer une certaine imagerie du western transalpin. Et l’ «enquête» de l’institutrice sur les mystères cachés d’un village n’est pas sans évoquer la façon dont le cinéma américain a pu utiliser très souvent un prétexte d’enquête policière pour immerger le spectateur dans une petite ville reculée et en révéler les non dits.
Le Village des Brumes, c’est donc peut être un film de genre où les bagarres de village et le sexe auraient remplacé les flingues. Le scénario n’a pas non plus peur de délaisser son institutrice «enquêteuse» le temps de quelques scènes pour offrir une galerie de villageois hauts en couleur aux agissements mystérieux. Cette volonté de faire un film sans vrai personnage principal n’est d’ailleurs pas sans évoquer le cousin nippon jouisseur d’Im Kwon Taek Imamura. La question de la sexualité est d’ailleurs au centre du film vu qu’outres quelques scènes de sexe filmées de façon inspirée c’est la sexualité qui joue le rôle de lien tacite entre toutes les habitantes du village. SPOILERS A l’image du personnage d’idiot du village crado brillamment campé par un Ahn Sung Ki jeune ne partageant qu’une seule chose avec les habitantes du village : la sexualité. Et qui en fait du coup une figure paradoxale : à la fois marginal officiellement rejeté et homme totalement intégré au village, révélateur de l’écart entre un vernis policé et les frustrations des habitants. Une jeune femme tente ainsi de vérifier l’impuissance de l’«idiot» pour les besoins de l’enquête. La scène étant d’ailleurs traitée comme s’il s’agissait d’un long cérémonial évoquant l’attention aux codes de la noblesse présente dans les films en costume du cinéaste.
Et l’institutrice va se retrouver elle aussi en situation de manque sexuel pour cause de mari en permission la faisant attendre à la gare alors qu’il ne viendra pas avec des saouleries entre amis comme alibi. Et qui va se retrouver victime de tentatives de viol par l’ «idiot» dans un lieu clos, scène très longue filmée en alternant plans d’intérieur (avec beaucoup de gros plans sensuels) et les éléments naturels en action à l’extérieur pour inscrire la sexualité dans l’ordre naturel des choses. Et où on voit progressivement le visage de l’institutrice passer de la fureur à la jouissance, ses bras cesser de tenter de se débattre. Le traitement de ce «viol» par le cinéaste n’est d’ailleurs pas sans annoncer la façon dont Moon So Ri fera transparaître sa joie sur son visage dans la scène de «viol» d’Oasis. Le qu’en dira-t-on du village dont elle avait entendu parler via la radio, l’institutrice le subira alors en pleine figure. FIN SPOILERS Formellement, Im Kwon Taek commence à donner la pleine mesure de son talent. Beaucoup de mouvements de caméra à la manière classique dégagent ainsi une impression de lenteur décontractée semblant faire écho à l’attitude de l'«idiot».
Décontraction qu’on retrouve aussi dans certains mouvements de caméra à l’épaule subjective à l’effet jamais trop appuyé ou dans ces multiples zooms jamais brutaux. Im Kwon Taek use également du plan large produisant parfois une émotion accrue par la distance ou l’effet de détachement de la parole et de l’image. Les seuls gros plans du film correspondent d’ailleurs aux étreintes ou aux scène de repas, comme s’ils étaient réservés aux aspects potentiellement «bons vivants» du monde paysan. On mentionnera également le décalage apporté sur certaines scènes par des tubes technopop anglais d’époque provenant de la petite radio de l’institutrice. Reste que le film n’est pas sans scories scénaristiques. Une accumulation poussive sur la fin de coups de théâtres cherchant à boucher les trous scénaristiques en expliquant tout par exemple. Ou encore le recours à une voix off ayant trop tendance à dire ce que le jeu des acteurs avait très bien exprimé SPOILERS quand elle ne surligne pas de manière lourdingue sur la fin le statut d’«inconscient collectif» du village de l'«idiot». FIN SPOILERS
Le film contient néanmoins assez d’éléments remarquables pour qu’on puisse le considérer comme annonciateur des grandes réussites futures du cinéaste. Et pour en faire un Im Kwon Taek intéréssant à défaut d’être majeur.