Après un Jardin public constatant les évolutions des mentalités dans la société chinoise, non sans humour parfois, la cinéaste Yin Lichuan passe cette fois-ci d’un parc joliment entretenu à une tristesse plus terne avec ici son second film, « tricotage » dans sa version originale. Rien de plus évident lorsque l’héroïne du film, Daping, passe le plus clair de son temps à tricoter des écharpes et gilets pas tout à fait en harmonie avec le temps moite et suffocant de la région de Guangzhou. Que peut-elle trouver de mieux à faire lorsqu’elle se voit immobiliser suite à une mauvaise chute d’un minibus conduit par son petit ami Chenjin ? Des minibus qui ne seront d’ailleurs bientôt plus tolérés dans la région puisque, selon le gouvernement, ils nuisent à l’image du pays qui ne tolèrera bientôt plus qu’une grandeur et une modernité totales, laissant ainsi une partie des conducteurs de la région au chômage. Daping et Chenjin vivent à côté de cela une relation normale, c'est-à-dire morne, tous deux enfermés dans leur maison dont les murs sont tapissés de figures populaires du pays, de Leslie Cheung à Andy Lau, en passant par Maggie Cheung, figures inaccessibles à des années lumières de l’univers dans lequel ils évoluent. Ce qu’ils ne peuvent avoir ou ne serait-ce que toucher se passe à l’intérieur de leur petit écran, face auquel Daping passe une bonne partie de son temps : entre les spots publicitaires souriants et les wu xia pian populaires d’époque, tout n’est qu’illusion ou alors simple moyen de s’évader du quotidien et des longues marches boueuses menant à leur lieu de travail quand travail il y a.
Mais vu comme cela, ce portrait de femmes chinoises pourrait s’apparenter à un film d’auteur chinois comme il en émerge deux-trois par année en France, sans compter les projections festivalières régulières. Pourtant, comme son titre original le sous-entend, il est question de tricot. Donc de femmes. Quoique, laissons ce cliché qui ne reflète en aucun cas la pensée de l’auteur de ces quelques lignes aux oubliettes, puisque c’est même plutôt l’inverse : le tricot est d’abord provoqué par l’accident malheureux de Daping, puis par l’omniprésence étouffante d’une nouvelle venue au sein de la demeure des deux tourtereaux. En effet, ces derniers doivent à présent compter sur la présence de Haili, interprétée par une Yan Bingyan confirmant tous les espoirs misés sur elle, depuis le touchant Teeth of Love à sa belle performance dans le dernier film de Wang Chao, Memory of Love. Cette dernière campe le rôle d’un personnage méprisable en apparence mais bien plus humain lorsque la force qu’elle émane d’elle se transforme petit à petit en fragilité des suites d’un vilain coup de mou. Elle est détestée par Daping qui, refugiée dans son silence, n’hésite pas à expulser partiellement sa colère à coups de mots doux écrits sur la porte des toilettes d’où elle travaille, la concernant elle et son petit ami Chenjin jugé trop proche de Haili alors qu’ils ne forment qu’un binôme le temps d’un commerce illégal de bouteilles de vinaigre étiquetées « de qualité » plutôt que « frelatées ».
Mais même si les deux femmes sont de parfaits opposés socioculturels (l’une est une enfant des campagnes tandis que l’autre ne quitte pas souvent la ville), elles finiront par se rapprocher comme pour lutter contre un fléau immatériel mais bien là, au-dessus de leur tête plane l’ombre du doute et de la précarité. Quel avenir ? Quelle assurance de passer des jours heureux –vu leur condition, bénéficier d’un toit et d’un lecteur de dvd combo karaoké est un luxe-, de nourrir le bébé sans penser au pire ? La vie des trois protagonistes semble être rythmée par les tracas, les piques entre filles, les siestes sous la moustiquaire et les jeux de loto pour rêver. Excepté Haili, ils ont vingt ans, sans doute un peu plus. Ils se planquent dans des squats pour s’évader (un paradoxe après-tout), semblent s’identifier à leurs idoles (synonymes de réussite) en reprenant des gestes mythiques (lorsque Chenjin avale et ressort sa clope pour séduire Daping, on pense à Andy Lau dans The First Time is the Last Time, pas étonnant qu’un poster de la star tapisse un des murs de sa maison), provoquent l’État en faisant leur petit marché de contrefaçon, produisent encore et encore (le tricot, invendable à une saison pareille) comme pour espérer faire un pied de nez à l’utopie et à la société. Et cette sécheresse matérielle, physique et/ou spirituelle entraînera l’idée de tout plaquer en se jetant dans une immense crevasse, spectaculaire séquence soit-dit en passant, où la jeune Daping (oui, rappelons-le, jeune) s’abandonne au détour d’un terrain en plein travaux, à l’image de la mutation constante du pays, pour –au mieux- avorter et –au pire- mourir. La tentative sera elle aussi vouée à l’échec, comme tout ce qu’entreprend la jeune fille attachante dans son silence. Ne parlons pas de projets, son copain ne sera pas à ses côtés non plus. Que reste t-il alors dans tout ce merdier ? Deux femmes, qui s’aiment elles non plus, dont les relations tumultueuses appartiennent maintenant au passé, unies pour sauver leur peau ainsi que celle d’un nouveau né. En revanche ils nous reste le droit de réfléchir encore un peu quant à l’idée « d’heureux nouveau né ».