Deuxième partie de la fresque consacrée à la condition de l'Homme, peut-être moins poignante mais tout aussi riche au niveau de la thématique, Kobayashi s'attarde cette fois-ci d'avantage sur les conditions de préparation au combat de tout un tas de soldats, bleus et vieux de la vieille, avant de partir sur le front Russe. Les hommes sont montrés sous un visage terrifiant, n'hésitant pas à humilier les plus faibles (imitation de catin, passages à tabac, moqueries...) comme les plus gradés, notamment dans cette sidérante séquence où Nakadai Tatsuya se fait tabasser avant de recevoir une pantoufle dans la bouche. Les classes n'existent pas, elles sont juste là pour impressionner. Ca ne marche visiblement pas puisque plus d'une fois les troupes se rebelleront en guise de plainte contre leur condition de vie (principalement du fait du manque de nourriture).
Tout aussi bien construit que le premier opus, cette suite change de ton à maintes reprises, passant d'une admirable séquence intimiste entre Kaji et son épouse à une autre beaucoup plus difficile évoquant le suicide d'un soldat découragé. C'est aussi un joli prétexte de varier les émotions, où la peur, la crainte et le dégoût côtoient d'amusantes scènes burlesques ou terriblement belles, notamment lorsque Kaji demande à son épouse de se mettre près d'une fenêtre afin qu'il contemple une dernière fois "la beauté de son corps". Kobayashi travaille ainsi parfaitement sa pièce, jusque dans les moindres détails, questionnant le spectateur sur son aptitude à réagir face à l'injustice ambiante et au silence des hauts gradés sur des faits graves qui se déroulent au sein même du camp d'entraînement militaire. Le personnage de Nakadai Tatsuya tente alors tant bien que mal à améliorer les conditions de vie malgré qu'il ne soit clairement pas accepté par ses troupes, ne respectant jamais réellement son autorité. Kaji paraît calme, évite toute forme de représailles quand il s'en prend plein la tête. Puis son personnage sombre peu à peu, jusqu'à craquer lors d'un coup "de trop", retenu de justesse par ses "amis" l'empêchant d'égorger son vis-à-vis.
La condition de l'Homme II est donc une forte étude des comportements des hommes lors des entraînements d'une grande dureté (qui visiblement inspirera une poignée de "maîtres" du 7ème Art), sans pour autant mettre en avant quelconque étiquette de film de guerre. Les quarante dernières minutes s'orientent d'avantage vers la prise de risque et l'aptitude à réagir face aux situations inattendues (attaques ennemis, morts de "proches" sur le terrain, où tombée dans la folie), sans forcément montrer les corps qui se déchiquettent et les balles qui fusent. Tout cela se passe dans la tête, Kobayashi évitant ainsi de tomber dans la gratuité et l'extrême violence, préférant mettre en avant les réactions de ses "héros". En résulte alors une dernier plan effrayant, où Kaji ère n'importe où à la recherche du moindre survivant. Aucune réponse ne se fera entendre, seul le bruit du vent lui tient compagnie.
Après les camps de travaux forcés, c’est au tour de la discipline militaire nippone d’être mise au pilori de la critique humaniste : à l’armée, les soldats ne valent pas mieux que les prisonniers chinois des camps, de simples chairs à canon traités à peine mieux que des bêtes. Le portrait est féroce car la dureté de l’entraînement, les humiliations subies au jour le jour, les petits jeux de pouvoir mesquins qui s’exercent au sein de la hiérarchie, tout cela contraste complètement avec les scènes de bataille face à l’armée soviétique : quand les chars communistes avancent et écrasent tout sur leur passage, les soldats nippons en sont réduits à se terrer dans des trous comme des lapins, et à partager un médiocre fusil et son chargeur pour 3, tant l’équipement fait défaut… De là à taxer l’armée nippone d’incompétence notoire et de la rendre responsable de la mort de milliers d’hommes, il n’y a qu’un pas !
De son côté, Kaji poursuit sa recherche métaphysique interne en prenant les coups à la place des autres, en refusant systématiquement les promotions, en relativisant constamment l’effort de guerre et le patriotisme de ses collègues (Que préfères-tu ? Mourir au combat ou retrouver ta femme au pays ?), humainement tenté par l'idéologie du camp adverse, le communisme. Preuve, s’il en était besoin, de l’importance de ce second opus : le copier-coller de Kubrick sur l’entraînement militaire et la fin tragique du souffre-douleur de la section pour son Full Metal Jacket…
Ce film fleuve (à voir impérativement dans l'ordre et dans sa totalité) est une incontestable réussite. Chacune des parties a une grande cohérence interne et chacune des parties sont cohérentes entre elles. On a souvent reproché à Kobayashi de ne pas avoir la meme compassion que Kurosawa pour ses personnages mais ce n'est pas tellement son but. Car sa fresque renvoie tout le monde dos à dos. Le héros, qui est un chef de camp humaniste, est perçu comme laxiste par ses supérieurs et comme complice du système par les prisonniers car les avancées qu'il obtient leur semblent insuffisantes. Devenu simple soldat, son image de rouge le mettra dans le collimateur de toute l'armée. Les scènes de Mandchourie sont atroces notamment l'une d'elles qui reste gravée à jamais dans les mémoires: les soldats boivent tandis que dans la salle adjacente on entend les cris des prisonniers de guerre torturés. En fin, fait prisonnier par les Russes, le sort du héros ne sera pas meilleur: honni par les Japonais à cause de ses sympathies communistes, les Russes le voient comme un jaune.
Et c'est cette absence de manichéisme qui fait tout le prix du film: renvoyer dos à dos tous les personnages en montrant la limite de leur posture (le héros sera obligé par moments de transiger avec ses idéaux pour survivre) est très courageux, surtout concernant cette période historique. Surtout, le film a le mérite de poser cette question: Peut-on rester humaniste dans un contexte où la déshumanisation est érigée en norme?
Lorsque les personnages sont forcés de se battre malgré la reddition, c'est toute la culture japonaise du sacrifice qui se trouve dépecée. Masaki Kobayashi poursuivra son attaque frontale contre les traditions japonaises dans Hara Kiri et Rebellion qui s'attaqueront rien de moins qu'au bushido. Ce cinéaste est moins connu que Kurosawa ou Mizoguchi car son oeuvre est moins régulière en qualité que ses derniers. Elle comporte peu de pépites mais quelles pépites (Rebellion, Human Condition, Hara Kiri, kwaidan)! Et ces 4 films sont considérés comme indispensables par beaucoup de noms du cinéma américain des 30 dernières années (Scorcese, Milius, Coppola, Spielberg).
La Condition de l'Homme est à voir impérativement car il appartient au club très fermé des films capables de rivaliser avec la densité romanesque (la porte du paradis, Barry Lyndon).
Avertissement: il faut voir La condition de l'homme en entier et dans l'ordre, car c'est quasi un seul et unique film et ça nuirait à sa force que de n'en voir qu'un seul épisode ou dans le désordre.
La condition de l'homme est l'une des plus grandes fresques du cinéma et paradoxalement, l'une des moins connues du fait de sa durée totale (9H43min) qui peut paraître rebutante. Pourtant avec un peu de motivation, c'est le genre de film qu'il faut voir au moins une fois dans sa vie car c'est l'un des plus grands plaidoyers humanistes jamais réalisé. Le livre à la base du film contient une part d'auto-biographie, de même que Masaki Kobayashi a lui même été prisonnier durant la guerre, ce qui ne fait que renforcer la crédibilité du film. Dans son ensemble, le récit montre les idéaux humanistes d'un homme et de quelles manières ces idéaux sont constamment bafoués. Mais Kobayashi ne fait pas non plus de son héros un être "pur" car par la force des choses, Kaji sera forcé par moments de mettre de côté ses idéaux et d'agir en suivant son seul instinct de survie, laissant délibérément mourir femmes et enfants pour se sauver lui-même: ce qui rajoute une certaine richesse au personnage, évitant la caricature. Aussi, il faut saluer l'indéniable talent de Tatsuya Nakadaï qui (comme dans Hara Kiri) porte tout le film sur ses épaules et fait preuve d'une force incroyable dans son interprétation du rôle de Kaji. Au final, La condition de l'homme s'impose facilement comme l'un des plus grands chef-d'oeuvres classique du cinéma...
Le film est sorti aux éditions "les films de ma vie" dans un coffret VHS limité à 1000 exemplaires. Sinon, il reste les 3 épisodes édités en DVD toutes zones par "Image Entertainment".