Chu Yuan est le cinéaste du paradoxe. De sa maîtrise formelle virtuose et ses scénarii carrément alambiqués font naître une oeuvre à la fois superbe mais rapidement oubliable. La superbe est à mettre à l'actif d'une réalisation faisant la part belle aux arbres d'automne et aux plans éloignés riches en symbolique : lorsque l'amour est clairement sous-entendu, il est magnifié par cette caméra posée derrière des roses rouges, ou lorsque la situation devient désespérée ou mystérieuse, Chu Yuan opte pour la technique du flou. Cette représentation formelle de ce qui est traité d'un point de vu fondamental est une belle marque de fabrique du cinéaste qui s'offre avec Death Duel un casting éclair plutôt incroyable, là aussi trop contrasté : si les plus grands de la Shaw viennent faire coucou à la caméra pour une scène, on ne peut pas s'identifier à leur personnage ce qui a le don d'être rageant, surtout lorsque certains sont traités avec un ridicule achevé, David Chiang en ligne de mire. Mais Death Duel fonctionne par ses audaces et sa définition même du "film d'aventure". Lorsque Lo Lieh pense en avoir fini avec ses assaillants, Ti Lung apparaît pour dire "Il restait quatre survivants. Les trois autres sont sur le toit", action épique et dans un soucis de dimension purement spectaculaire, au détriment de l'émotion même. Tout comme ce plan furtif où l'on savait que Ti Lung était là, mais Chu Yuan prit le soin de le filmer de dos, uniquement. Chu Yuan critique aussi la langue de bois et les fausses "belles valeurs" d'une certaine classe sociale, dans une séquence vraiment drôle où Liu Luhua alors dans la peau d'un homme de lettres confie ses quatre vérités :
Derek Yee : "Si vous saviez que vous alliez mourir demain, que feriez vous aujourd'hui?
Liu Luhua : "J'accomplirais mes derniers devoirs et j'attendrais tranquillement ma dernière heure.
Derek Yee, le saisissant : "Je veux entendre la vérité. Parle!
Liu Luhua, effrayé : "Je vais vous la dire. J'irais au bordel me payer les plus belles filles. Je forniquerais à mort. Ensuite j'irais aux jeux [...]je ne rêve que de ça : fréquenter les bordels et les tripots! Les putes et les jeux!"
Bien réalisé, joliment interprété, Death Duel reste convenu dans sa thématique puisqu'il est toujours question de vengeance, même si cette dernière est traitée après celle de l'image du combattant et de sa réputation dans tout le pays, qui trouvera une dernière issue dans un combat final riche en rebondissements. Et aux deux combattants d'être dignes et respectables.
Le grande question des tueurs de Chu Yuan, c'est d'échapper à la fatalité de leur condition. Sauf qu'ici cette fatalité a un nom: la gloire. Et cette gloire touche y compris celui qui n'est que "troisième épéiste" (tueur Numéro 3 donc comme le héros de la Marque du Tueur de Suzuki, autre grand cinéaste et plasticien du monde des tueurs professionnels comme prison). Dès lors meme lorsqu'on essaie de se faire porter pale il y a toujours un prétexte pour dégainer son épée et défendre sa vie. Si dans Magic Blade Ti Lung choisissait de renoncer à la gloire une fois le but atteint ici le sujet est plutot l'impossibilté du désir d'anonymat car l'on est toujours enjeu de lutte de clans et de pouvoir, un etre auquel les autres épéistes veulent mesurer leur valeur au sabre. Et y compris dans la fuite on est toujours manipulé et les apparences ne sont jamais sures (l'antidote peut etre le pire des poisons). Deux extremes trouvent place dans le film: d'un coté un Ti Lung ayant réussi à se reconvertir en simple bucheron, de l'autre un David Chiang au sourire malicieux devenu fou à force de maitriser l'épée. Mais le grand intéret de Death Duel, c'est l'irruption de façon plus fréquent qu'avant de personnages inhabituels dans l'univers de Chu Yuan, un muet au physique de sumo et à l'allure grotesque qui n'aurait pas dépareillé chez King Hu, des personnages pour qui chevalerie et codes d'honneur ne sont pas seulement intériorisés mais ont une vraie portée humaine (la scène où le troisième épéiste confronte les désirs humanistes inspirés par sa mort prochaine aux tentations qu'une mort prochaine susciterait chez ses interlocuteurs, le duel final en forme de "service rendu" pour avoir eu la vie sauve, la scène où le troisième épéiste tend les bras pour se les faire blesser afin de protéger une femme), une tueuse fatale découvrant son corps lors d'un duel avec le troisième épéiste qui a du marquer Tsui Hark au point qu'il en fasse avec Dragon Inn une variante sapphique d'anthologie, une femme aussi dévouée que celle de la Rage du Tigre. Du coup, si le film perd un peu en puissance par rapport aux autres Chu Yuan, il y gagne une belle variété de rythme et d'ambiances: quelques petits gags adoucissent le récit, les éléments mélodramatiques trouvent leur plein développement et le récit est plus ample, un peu plus proche du romanesque que du thriller à tiroirs. Mais demeurent néanmoins certains éléments de la Chu Yuan's touch: l'usage de la focale pour filmer des personnages comme simples pions au milieu de l'immensité du décor, la splendeur picturale des décors, leur rouge intense qui porte ici l'aspect mélodramatique de certains moments du film, les armes délirantes (une dizaine d'épées utilisées par les combattants lors du final, le chapeau de mercenaire contenant une arme en forme de roue à friction). Derek Yee offre ici une belle prestation pleine de charisme et le montage des scènes de combat est soufflant. Meme s'il est un peu moins abouti que les précédents, le film fait partie des très bons Chu Yuan et a le mérite de montrer qu'il savait aérer son dispositif en y introduisant des éléments étrangers. Le système Shaw Brothers allait bientot etre détroné par la Nouvelle Vague des années 80: Chu Yuan n'en avait cure, les rois de demain (Tsui Hark surtout) allaient faire fructifier brillamment son héritage.

