Au vu du pitch plutôt sensas', Satoshi Kon permet d'élargir son niveau de lecture tant Millenium Actress fait preuve d'une cohérence extraordinaire. On mélange un peu tout, le réel avec le fictif, le passé avec le présent, un véritable opéra sensique qui donne les lettres de noblesse au genre, tout en s'avérant riche en clins d'oeil au cinéma nippon des années 50 à nos jours. On rigolera d'ailleurs au vu de l'hommage rendu au Château de l'Araignée de Kurosawa avec cette séquence où un des journalistes vêtu de l'armure de Mifune est à deux doigt de se faire transpercer par des flèches de flamme, tout en tirant une gueule proche de la grimace que faisait l'inoubliable Toshirô. De plus, la fameuse sorcière tisseuse qui apparaît couramment rappelle bien entendu celle du même Château de l'Araignée. Remarquable. On notera aussi une ressemblance avec Ran et ses baraquements en feu. Vraiment pour le coup, Satoshi Kon a fait fort.
Mais dans l'ensemble, Millenium Actress c'est aussi un animé d'une grande beauté visuelle. La richesse des détails, la qualité et surtout la diversité des couleurs en font un incontournable immédiat. Dommage par contre d'avoir affaire à des arrières plans souvent fixes. La fluidité de l'animation et le rythme qui va crescendo forcent le respect (les dix dernières minutes sont extraordinaires) surtout que, complexe et richement illustré, le scénario n'est clairement pas un modèle d'accessibilité tant on ne discerne plus très bien ce qui est réel ou raconté, seule la présence des journalistes (participant à l'histoire) aident à nous en sortir de ce côté là. Souvent touchant (la sérénité de l'actrice), très souvent beau (réalisation et accompagnement musical de grande classe) et captivant, Millenium Actress est de ces contes qui ne paient pas de mine et qui se révèlent être au final l'aboutissement absolu d'un réalisateur de qualité. A voir absolument.
Moi je la suis et tiens tous les virages,
J’ai le dos large pourtant mon cœur déborde,
Obligé de suivre à travers ses âges,
L’effrontée pour laquelle il affronte la horde.
Foule de sentiments, de peurs et de mirages,
Tornade de pensées quittant son cinéma,
Que lorsqu’elle se pose et oublie ses images,
Vignettes dépassées d’un avenir au-delà.
Virtuel personnel la sauvant du vécu,
Je ne suis qu’un contour...
Je l’ai toujours su.
Précipiter, tomber, relever et presser,
Ce corps ne souhaitant plus que se laisser aller,
Mon âme l’en empêche, triturant les possibles,
L’impossible lui sera bien un jour accessible.
Partons, courrons, allons secourir,
Ce qui ne peut pas, ne doit pas mourir,
Subsister, respirer, adopter, adorer,
Cet orgueil aveugle qui m’a tant apporté,
Refusant tout le reste, fasciné par ce qui,
Dédaignant les vivants a détruit toute ma vie.
Le temps m’est imparti,
Autant lui est parti,
Que je touche à ma fin.
Second film et seconde pièce maîtresse. Il n’en a pas fallu plus à Kon Satoshi pour se hisser au niveau des grands noms de l’animation japonaise et devenir un des réalisateurs émergeant sur la scène internationale –live compris- les plus intéressants à suivre. Perfect Blue avait révélé au grand jour un sens de la mise en scène et du montage aiguisé, une exigence d’écriture poussée en direction du seul public adulte et un souci du détail méticuleux dans la construction du cadre traduit par des arrières plans suintant la réalité... Nous retrouvons toutes ces qualités dans Millennium Actress mais décuplées par des moyens plus conséquents et au service d’une histoire à la tonalité moins sombre.
Multipliant encore une fois les niveaux de lecture (et ici il faut aussi particulièrement rendre hommage au travail du co-scénariste Murai Sadayuki), Kon nous offre là un film qui ne peut se réduire à un unique regard : histoire romanesque et réflexion sur le sens de la vie en surface, hommage appuyé au 7ème art sous cette première couche, retour historique non seulement sur les évènements en toile de fond mais aussi sur la science -les moyens de locomotion qui se succèdent dans les souvenirs de Chiyoko- et donc sur l’influence occidentale à travers le prisme du cinéma et, insérée dans ces différents points de vue, réflexion enivrante sur la notion de réalité et la perception que nous en avons/gardons à travers notre mémoire. Le genre d’œuvre dont on ne fait pas le tour en une seule fois. Une histoire « en trompe l’œil » selon les propres mots du réalisateur. Dans le récit de la vie de Chiyoko s’invitent ainsi plusieurs réalités traitées dans des perspectives divergentes : il y a le passé, le présent, les films de Chiyoko, le point de vue des journalistes... Une vision fragmentée dont seule la vision d’ensemble dessine le tableau final, tout comme dans Perfect Blue. Mais à la différence de son premier film en lieu et place de s’entrechoquer en nous plongeant dans les sombres recoins de la psyché humaine, ces réalités « s’emboîtent » dans Millennium Actress, créent un équilibre et non pas du déséquilibre, amènent du sens là où dans Perfect Blue naissait le chaos. En ce sens et comme le reconnaît le réalisateur lui-même ses deux premiers longs métrages représentent les 2 faces de la médaille, où deux des dimensions de la psyché de son auteur.
Mais ce qui tire définitivement Millennium Actress au rang d’œuvre fascinante repose sur la perspective vertigineuse qu’ouvre le film au regard de la relation qu’entretient l’animation avec le cinéma live : Kon légitime radicalement le média animé dans sa capacité à aborder tous les sujets et démontre que sa forme –le dessin- peut apporter son propre point de vue. Ce n’est pas un hasard si on lui pose constamment la question de savoir pourquoi il n’a pas tourné son film en « live », comme si les sujets abordés se trouvaient dans le mauvais champ artistique, comme si la véritable «mise en abyme » que constitue la mise en scène de Millennium Actress avait tout à gagner en changeant de forme... Mais c’est oublier un peu vite l’authentique travail de déconstruction et de réappropriation du réel qu’implique l’animation. L’idée lumineuse de Kon et de Muraï est d’avoir inséré la vision des reporters (ici encore deux point de vue : le témoin partie prenante et le jeune plus cynique) dans les souvenirs –les films- de Chiyoko. A mesure que ces derniers écoutent son histoire ils y mêlent donc leur propre regard et le réalisateur nous donne ainsi à voir la façon dont peu s’opérer notre perception de la réalité : aucun n’a raison sur l’autre, aucun des points de vue ne réduit les évènements mais tous participent à créer du sens, enrichissant le tableau de leur propre sensibilité. De la même façon et quel que soit le sujet, le cinéma live n’a pas raison sur le cinéma d’animation, chacun a ses propres raisons...
Film virtuose car se jouant des limitations thématiques attribuées généralement à l’animation, œuvre riche en niveaux de lecture et donc emplie de symboles et figures elliptiques, Millennium Actress ne se perd pourtant pas et le fil conducteur qu’est la vie de Chiyoko en ressort grandit, dramatisé jusqu’à atteindre la forme –classique- du romanesque, tirant finalement le film hors des sentiers de l’exercice de style maîtrisé pour toucher à des émotions essentielles. C’est dans cet équilibre subtil entre « froide » mécanique de mise en scène et émotion exacerbée que se situe la réussite de Kon, une réussite qui ne manque pas de rappeler ce qu’à pu faire un Orson Welles avec son Citizen Kane par sa structure narrative (la clé de Chiyoko, la boule de cristal souvenir de Kane chez Welles)...
Emouvant, grisant comme l’est la course à travers le temps de son personnage principal, fascinant par sa richesse thématique, enivrant par la mise en forme de cette richesse et les perspectives ouvertes : Millennium Actress est sûrement un chef d’œuvre, oui, sûrement...
Après son excellent thriller Perfect Blue, Satoshi Kon confirme l'étendue de son talent avec un bel hymne à ce qu'a pu etre l'industrie cinématographique japonaise. Outre les multiples hommages aux classiques du cinéma japonais, on peut souligner l'originalité de la structure narrative: à des éléments empruntés à Citizen Kane (la structure de film-enquete, la fameuse clé qui fait office de Rosebud pour Fujiwara Chiyoko), Kon ajoute l'idée que Tachibana Genya et son assistant-réalisateur se projettent à l'intérieur des souvenirs de Chiyoko, jouant un role assez cocasse de reporters (les personnages du passé vont jusqu'à leur faire des remontrances, nos reporters du passé font leur petit commentaire tout en filmant) ou meme pour Genya à s'imaginer en acteur des films où jouait Chiyoko et en s'y attribuant parfois le beau role du sauveur de Madame quitte à parfois etre ridicule (la chute à cheval). Au travers de ce dispositif, le cinéaste nous montre comment Genya essaie de se réapproprier un univers des studios japonais auquel il a participé sans etre aux avant-postes et qui l'a fasciné. On le voit notamment porter durant l'interview de l'actrice aujourd'hui retraitée le casque de Mifune dans le Chateau de l'Araignée tandis que les émotions ressenties par Chiyoko lors du tournage de la scène refont surface en elle. Mais l'autre point fort du film est de montrer en quoi le cheminement professionnel de Chiyoko et sa quete d'un peintre qu'elle a croisé adolescente avant que la guerre ne fasse se disjoindre leurs routes ne font qu'un: elle sera séduite part un homme qui comparera le travail du cinéaste à celui du peintre, au travers de ses multiples roles, on la voit progresser dans sa recherche d'un homme dont elle a oublié le visage et les oeuvres, les scènes correspondant à la vie réelle et les scènes de cinéma forment une meme narration. Ce type de narration illustre également une certaine conception du travail d'acteur qui va chercher dans le vécu personnel l'intensité de ses prestations marquantes.
Et on se retrouve ici dans le cas où le vécu intime d'un personnage a une vraie dimension cinématographique: Chiyoko met dans sa quete de l'etre manquant la meme obstination (l'abandon d'un tournage en cours de route) et la meme intensité que celles des grandes héroines de mélodrame japonais qui sont pretes à tous les sacrifices pour vivre des amours impossibles. Quant à sa retraite prématurée, elle fait bien sur penser à celle des grandes actrices du Hollywood des années 30 qui est un autre age d'or du star system et pour en rester à des références japonaises à une Hara Setsuko qui travailla comme Chiyoko durant l'age d'or fifties du système de studios japonais -sommet de la carrière de Chiyoko- et dont le retrait après une courte carrière pavée de films qui firent date dans l'histoire du cinéma fit d'elle un mythe toujours vivace pour les Japonais. A ce propos, les hommages au cinéma nippon des années 50, cette période de l'hégémonie des studios où le cinéma japonais réussit à produire des oeuvres novatrices, profondes thématiquement tout en suscitant l'adhésion du plus grand nombre sont foison dans le film: on y croise un monstre tout droit échappé d'un kaiju eiga, des scènes d'intérieur qui n'auraient pas dépareillé chez Ozu, une version revue et corrigée du Chateau de l'Araignée où le cameraman manque se faire transpercer par les fameuses flèches de l'attaque finale entre autres. Sauf que le film ne ressemble pas malgré cette maniaquerie dans la reconstitution -on revoit des affiches typiques de l'age d'or de la TOHO- à un empilement de citations du fait que tous ces éléments s'insèrent parfaitement dans le dispositif narratif du film, les obstacles franchis par la fougue de Chiyoko sur grand écran -le dinosaure, l'armée mettant le feu à un palais, les ronins, la femme-ninja- faisant écho à ceux qu'elle a du franchir dans la vraie vie -une mère opposée à son désir de faire du cinéma, les manigances du milieu du cinéma jaloux de son talent-. Un exemple de ce travail de réinterprétation de la citation, de son intégration au récit se situe dans la scène d'ouverture qui sera répétée de façon poignante par le film où un élément traditionnel japonais (la princesse qui retourne sur la lune après avoir grandi dans le monde réel) se retrouve transposée dans un décorum à la 2001. De fait, le film pourrait aussi etre vu comme une réinterprétation de l'histoire du Japon au travers de la fiction cinématographique vu que les récits fictifs et réels recoupent les grandes années des samourais et de la féodalité, le phénomène des samourais mercenaires qui suivit, la Seconde Guerre Mondiale, le séisme de 1923, la seconde guerre mondiale, ses conséquences et le décollage économique qui suivit. Le film souligne également au travers du personnage de Genya l'importance dans le système des studios de tous les techniciens de l'ombre qui n'auront jamais la gloire des cinéastes ou des acteurs mais dont l'apport discret peut etre parfois décisif dans les grandes réussites artistiques et qui peuvent avoir parfois un role -ici évident- de mémoire du cinéma.
Au final, Millenium Actress est un grand film sur le choc et l'imaginaire suscité par le cinéma populaire nippon chez les cinéphiles, un hymne nostalgique à une conception de l'industrie cinématographique aujourd'hui révolue, celle de l'age d'or du cinéma japonais et le récit poignant de la destinée d'une actrice fictive (le final magnifique). Surtout, il rend encore plus évident le lien entre l'animation japonaise et le cinéma japonais de l'age d'or: dans les deux cas, des moyens conséquents sont mis au service d'oeuvres ambiteuses et accessibles. Seul petit bémol: deux ou trois choix musicaux pas très judicieux (les synthés lourds sur une scène de jidaigeki par exemple). Mais pour le reste, Millenium Actress place Satoshi Kon parmi les grands du cinéma japonais actuel.