Mains (trop) propres
En 1954, 24 Prunelles fut un gros succès public au Japon doublé d'un tout aussi grand succès d'estime. En cette année ayant offert quelques sommets au cinéma japonais (l'Intendant Sansho, les 7 Samouraïs), cela s'explique sans doute par le caractère parfaitement synchrone du Zeigeist d'un Japon d'après-guerre épris de pacifisme d'un tel film. Encore aujourd'hui, le film est très célèbre au Japon pour avoir su incarner ce moment-charnière de l'histoire du pays. Mais accompagner un air du temps n'est pas nécéssairement le transcender comme purent le faire les vrais classiques.
Le film de Kinoshita n'est en effet pas dénué de quelques qualités. On regrette en effet de ne pas pouvoir plus longtemps à l'écran un Chishu Ryu excellent tandis que Takamine Hideko est à la hauteur du talent qu'on lui connaît lorsque son jeu ne force pas sur le pathos. Les acteurs enfants apportent également au film une spontanéité bienvenue. La mise en scène est moins inégale que celle de la Tragédie du Japon mais n'en pas les moments d'éclats ou d'audaces. Kinoshita se limite ici à un artisanat classique correct, sombrant même souvent dans la carte postale en plan large. Tout ceci fait que la première motié du film décrivant le quotidien de la jeune institutrice Miss Oishi venue enseigner sur une île se laisse regarder. Mais progressivement ce tableau d'une innocence vouée à disparaître va laisser place au thème de la guerre et de ses conséquences. C'est là que le personnage d'Oishi va poser problème. En apparence, elle est habillée de façon moderne et ouverte dans son enseignement. Mais elle a un côté très doux et maternant avec ses élèves proche de la tradition japonaise. Ce qui est très loin d'en faire une héroïne véritablement rebelle ou combattive.
Le rapport du film à la question de la guerre est à l'avenant: il ne s'agit pas ici de vraiment réfléchir aux responsabilités du Japon et de son peuple dans le conflit mais juste de montrer la guerre comme brisant la vie d'êtres innocents. Le film ne dépasse ainsi jamais ce qui était le politiquement correct d'un Japon se victimisant de son temps. Dans sa seconde partie, le fait de ne pas montrer en profondeur ce que les élèves sont devenus dans la vie fait que le film ne creuse pas non plus vraiment la question des conséquences tragiques de la guerre sur les individus. Le film ne fait alors qu'utiliser des ficelles trop grosses pour son sujet afin de créer un sentiment de nostalgie du Japon d'avant-guerre: les chants d'enfant utilisés à répétition, l'usage d'un score mièvre lors des scènes où les personnages pleurent ce qui a disparu, les tendances épisodiques au pathos de la direction d'acteurs.
C'est au visionnage d'un tel film qu'on comprend à quel point la Nouvelle Vague était nécessaire au cinéma japonais: pour mettre vraiment les mains dans le cambouis du passé du Japon.
La défaite en chantant
Dans la plus pure tradition du mélodrame à l’ancienne, alternant grosses ficelles, retrouvailles, séparations et chaudes larmes, Kinoshita livre une réflexion intéressante et émouvante sur la guerre et ses conséquences en se penchant, à travers le destin d’une classe de 12 élèves (7 filles / 5 garçons) et de leur jeune maitresse, sur les années précédant le grand départ au front dans les années 30/40. Car dans ce hameau de pêcheurs sur cette petite île de la Mer du Japon, on n’échappe pas non plus au destin national… L’accent est mis sur l’apprentissage des élèves, notamment par des chansons qui rythment tout le film et fédèrent la classe, mais aussi et surtout sur l’orientation de chacun, ce qui émeut profondément l’institutrice Oishi, interprétée par la jolie Takamine Hideko : des drames familiaux conduisent certains des élèves à quitter l’école pour rentrer – trop tôt – dans le monde du travail, et l’avenir des 5 garçons n’a que 2 voies possibles, à savoir pêcheur ou soldat.
Kinoshita évite de trop se mouiller sur une prise de positions définitive concernant les responsabilités de tel ou tel. Il dénonce cependant à plusieurs reprises une éducation qui tourne à la pensée unique voire à l’embrigadement (menace de chasse aux sorcières communistes ou antipatriotiques), dénonciation qui atteint pour moi son apogée lorsque les adolescents chantent un chant guerrier dans la cour de l’école devant des professeurs silencieux et graves, qui savent parfaitement que bon nombre d’entre eux sera réduit dans quelques mois en chair à canon, mesurant là tout le paradoxe, la cruauté de la vie, et toute la relativité de l’importance de leur métier. Mais la puissance de la démonstration, aussi terrible soit elle, sera largement dépassée plus tard par celle de La Rivière Fukueki.
S’il comporte quelques longueurs, Les 24 Prunelles reste un film facile à suivre pendant les 2h30 qu’il dure, et le spectateur qui le découvrira en gardera de précieux souvenirs d’un charme rétro et d’une sincérité des sentiments tout à fait appréciable.