En trois films vous avez abordé trois genres différents : le thriller avec Perfect Blue, la love-story avec Millennium Actress et la comédie urbaine avec Tokyo Godfathers. S’agit-il d’une volonté délibérée de votre part, d'un "plan de carrière", ou du hasard des opportunités... ? Il ne s’agit pas chez moi d’une volonté avérée et explicite de vouloir changer de genre comme ça, systématiquement. Ce qui est sûr c’est que je n’ai pas envie de rentrer dans une logique de reproduction en enchaînant les films dans le même genre, une fois que j’ai exploré un sujet je préfère passer à autre chose. Après avoir donc réalisé deux films au ton plutôt sérieux cherchiez-vous avec Tokyo Godfathers à retrouver un peu plus de légèreté sans pour autant sacrifier au réalisme du contexte ? On peut effectivement voir les choses comme ça mais en même temps, s’il s’agit de considérer la gravité en jeu dans le film, il y a dans Tokyo Godfathers une part qui est bien plus grave que dans mes films précédents. Et justement, dans la mesure même où les ingrédients pris en compte dans la réalisation traitent d’un sujet grave (ndr - les sans-abri), il s’agissait pour moi d’appliquer un traitement qui ait une forme de légèreté. C’est une contradiction sans doute mais je voulais inclure dans le film des éléments qui présentent une opposition. De fait Tokyo Godfathers traite principalement d’un sujet social : quelles sont les raisons qui vous ont poussé à mettre en scène des marginaux, à en faire les personnages principaux ? Alors là sans aucune hésitation et sans discussion - hélas - possible, c’est qu’il s’agit justement d’un des problèmes, si ce n’est le plus grand problème, auquel le Japon d’aujourd’hui est confronté. A la base de cette situation il y a les problèmes économiques avec un taux de chômage qui a des incidences dans de très nombreux domaines et notamment, par exemple, sur les liens familiaux qui se retrouvent bouleversés de fond en comble. Il me semble que nous sommes là face à une situation sans précédent et qui est finalement celle d’une perte ou d’une destruction du lien, d’une forme de contact qui permette de constituer des relations entre individus ; et, c’est en tous cas mon sentiment, j’ai l’impression que c’est quelque chose qui ne cesse de s’aggraver, de se poursuivre, de prendre de l’ampleur et dans la perspective de rendre compte de cette situation il importe de poser la question non seulement de la relation entre les individus, mais également de la relation des individus à la société... ... peut-on alors parler de film politique... ? Non car je ne crois pas qu’on puisse attribuer à ce travail d’aspect, de dimension politique. Ce qui est en cause c’est la perception qui est la mienne en tant qu’individu qui mène une vie quotidienne. Ce sont ces sentiments là qui sont en cause. Dans une scène assez dure du film un des personnages des sans-abri se fait passer à tabac par des jeunes dans un parc. Pourquoi avoir intégré cette scène ? Au Japon c’est un type d’incident qui est malheureusement extrêmement fréquent. Voir des jeunes prendre pour cible des personnes en situation de faiblesse comme les sans-abri pour les passer à tabac, avec parfois des morts à la clé, c’est assez classique. C’est parce que ce phénomène est récurrent que j’ai voulu l’intégrer dans le film en essayant de conserver chez les personnages des jeunes qui se livrent au passage à tabac une attitude joyeuse, une certaine gaieté. Pour ceux qui s’adonnent à ce genre de pratique ce n’est jamais rien de plus qu’un prolongement d’une forme de jeu, ce qui à mes yeux rend la chose d’autant plus terrible, effrayante. Pour les sans-logis c’est une des principales inquiétudes parmi d’autres qu’ils peuvent avoir... Il m’importait donc de traiter cette scène et les personnages des jeunes sous cet angle particulier tout simplement parce qu’ils tombent dans cette logique ludique, ils sont tout bonnement incapables de saisir ce que représente la vie ou la mort d’autrui : d’ailleurs à un moment dans cette scène ils disent au vieillard qui est allongé de se lever sans comprendre qu’il est déjà mort... Ainsi l’utilisation d’une musique joyeuse et enlevée, alors que ce qui se déroule est extrêmement tragique et noir, crée quelque chose de frappant au sens d’un décalage dans la perception du spectateur... A mes yeux ce phénomène me paraît particulièrement effrayant et je suis assez satisfait de la façon dont j’ai réussi à restituer l’horreur de cette situation dans toute son ambiguïté. Lors de la soirée de présentation de Tokyo Godfathers vous sembliez particulièrement intéressé par la réaction du public, n’hésitant pas à le filmer. Vous avez également assisté à une projection du film aux Etats-Unis... Les publics français, américain et japonais réagissent-ils de la même façon au film, à son humour ? Je n’ai pas vraiment constaté de décalage fondamental dans les réactions à l’humour du film, je n’ai pas constaté de rires à des endroits où je n’en attendais pas et inversement. Mais par contre il y a une différence dans le degré de réaction : le public japonais réagit de façon beaucoup moins importante que les autres, et de tous les publics que j’ai vu jusqu’à présent c’est l’américain qui est le plus net dans ses réactions et le plus démonstratif. Lors de la première internationale du film à New-York j’ai été très surpris de constater la réactivité des spectateurs aux séquences où on avait "placé" quelque chose, allant parfois plus loin que ce qu’on aurait pu imaginer en termes de retours. Par exemple vers la fin du film, dans la scène où le vent souffle avec Hana descendant du toit de l’immeuble de façon si "particulière", j’ai volontairement coupé tous les effets sonores à cet endroit. C’est un passage qui dure un peu plus d’une vingtaine de secondes et qui a été entièrement occupé par une salve d’applaudissements, comme un espèce d’effets sonore "spécial", une sorte de "bénédiction" du public en question... Le public français a également applaudi mais pas dans les mêmes proportions. Il y a donc effectivement une forme de réaction plus exacerbée chez les publics non japonais, ce qui rend d’ailleurs plus difficile la mesure de l’impact du film au Japon plutôt qu’à l’étranger. Comme sur votre précédent film, Millennium Actress, vous avez également écrit le scénario de Tokyo Godfathers en plus de prendre en charge le character design. Dis de manière schématique : l’identité graphique de votre film découle t-elle du travail d’écriture ou imaginez vous le récit en effectuant des recherches graphiques ? Je travaille plutôt de façon textuelle, d’abord. Sans ignorer l’aspect graphique je m’efforce de faire une première mise en forme qui permette de saisir l’intérêt du projet sur une base strictement textuelle. Je m’impose d’aller jusque là avant d’entrer dans le travail graphique. Par rapport à Millennium Actress, quel a été le budget dont vous avez bénéficié pour Tokyo Godfathers ? J’ai eu le double : environ 1,2 millions de dollars pour Millennium Actress contre 2,4 millions pour Tokyo Godfathers. Par rapport à la production de longs métrages pour le cinéma, c’est un budget qui est loin d’être dans les tranches élevées.
Sur Millennium Actress justement : dans une interview vous déclariez que lors de la production du film les gens du milieu de l’animation au Japon étaient plutôt sceptiques sur la réussite du projet, en ce sens qu’ils ne pensaient pas qu’un tel sujet collait pour un film d’animation. Ont-ils changé d’avis depuis et en a-t-il été de même pour votre dernier film ? Vous soulevez là un point intéressant... C’était déjà vrai pour mon travail sur Perfect Blue où beaucoup de gens du milieu de l’animation me demandaient pourquoi faire un tel projet en animation. De la même manière la même question est revenue de façon fréquente pendant la production de Millennium Actress : pourquoi ne pas réaliser ce film en prise de vue réelle ? Mais grâce à l’expérience du film précédent à laquelle une partie de l’équipe avait collaboré, Millennium Actress a été abordé avec une meilleure compréhension du projet. Au moment de lancer la production de mon dernier film cette question est encore revenue sur le tapis mais de nombreux collègues avaient finalement fini par apprécier mon travail grâce aux films antérieurs, au point de vouloir me prêter main forte sur Tokyo Godfathers ! C’est grâce à leurs talents et compétences que le film a gagné de façon très importante en richesse formelle.
C’est vrai que les décors de Tokyo Godfathers sont particulièrement réussis, avec une grande richesse de détails... C’est en effet un aspect auquel je prête une énorme importance car les décors, en accentuant le sentiment de réalité, tiennent un rôle primordial dans un film d’animation.
Tokyo GodfathersComme on le disait il y a quelques instants, on vous pose souvent la question de votre choix de l’animation au détriment du live pour illustrer vos sujets : pensez-vous ouvrir de nouvelles perspectives - au moins thématiques - pour le futur de l’animation japonaise ? Je n’imagine pas mes histoires autrement qu’en animation, le dessin crée sa propre vérité et exprime les choses d’une façon qui lui est propre. En tant qu’expression artistique il est porteur d’une légitimité "intrinsèque" pourrait-on dire... Quant à la question de l’influence de mon travail c’est difficile à mesurer, car s’il est possible d’avoir conscience et de saisir la part d’influence éventuelle d’autrui sur son travail l’inverse n’est pas forcément si aisé. Une chose est certaine, c’est qu’aucun de mes films n’a connu d’énorme succès commercial. Peut-être que si l’un ou plusieurs d’entre eux avaient connu un grand succès d’autres se seraient de ce fait lancés dans des perspectives similaires, mais ce n’est pas le cas. Maintenant il y a quand même des gens dans la profession qui sont prêts à soutenir mon travail mais le degré d’influence de mes films n’est finalement pas très élevé aujourd’hui...
Ce qui n’empêche pas vos films de trouver leur public pourtant ? À ce propos justement, il y a un phénomène que je n’ai pas constaté moi-même mais que l’on m’a rapporté : apparemment d’un film à l’autre, d’un film sur l’autre, la physionomie du public, son profil, changerait énormément. La part du public composé des passionnés d’animation, de ce qu’on nomme les fans, serait ainsi de moins en moins présente, leur nombre serait en baisse. Je souhaite bien sûr qu’ils soient le plus nombreux possible mais le fait est qu’on touche maintenant plus de personnes plus âgées, des gens qui n’ont pas forcément un intérêt pour l’animation à priori, des cinéphiles venant d’autres horizons. Et donc l’environnement dans lequel j’évolue change également. Quant à savoir si cette évolution est bonne ou non c’est une chose qui ne s’évaluera que sur un plan strictement commercial, c’est ce critère qui risque d’être pris en compte. Dernière petite question - rituelle - avant de prendre congé : après la série TV en 13 épisodes (ndr : Paranoïa Agent actuellement en cours de diffusion au Japon) que vous avez réalisée avez-vous le projet d’un nouveau long-métrage ? Oui effectivement, je m’y mets d’ailleurs dès mon travail sur cette série terminé... Merci beaucoup pour votre disponibilité ! Merci à vous. Propos recueillis par Anton Guzman. Remerciements à Ilan Nguyên pour sa traduction,
à Diana-Odile Lestage et Aurélie Lebrun du service presse pour avoir permis cette interview
ainsi qu’à toute l’équipe du Festival Nouvelles Images du Japon.