Que recouvre le titre original du film « Un nuage au bord du ciel » et comment en est-on arrivé à « la Saveur de la pastèque » ?
«Un nuage au bord du ciel
» est le titre d’une chanson (Tian Bian Yi Duo Yun interprétée par Bai
Guang), j’ai choisi ce titre parce qu’il reflète les sentiments
qu’éprouvent les personnages du film: deux nuages errants, passifs en
quelque sorte, qui se rencontrent puis se séparent.
Je peux par
contre difficilement juger du titre français, il vient des
distributeurs, je m’en remets à leur savoir-faire et à leur façon de
communiquer autour d’un film.Chaque pays a une culture
différente, je sais qu’inversement les titres de films français sont
souvent traduits à Taiwan en fonction des habitudes du public.
Et
puis, vous savez, certes un nuage flotte dans le ciel mais on peut très
bien voir une pastèque peut flotter dans une rivière !!. (rires …)
Vive l’Amour! " est le seul film qui vous disiez avoir écrit complètement. Or, ce film fait suite à " Là-bas qu’elle heure est-il ? " et du virus de "The Hole" à la pastèque de " Vive l’Amour ! ",
vous retravaillez d’une manière très précise les thèmes de votre propre
cinéma, le film semble plus découpé.
Est-ce dû à une démarche
d’écriture complètement différente?
Je ne crois pas
aux scenarii. Bien sûr j’écris un premier texte, en particulier sur ce
film où j’ai travaillé avec une équipe internationale et qui est
co-produit à l’étranger, il était important que les gens puissent
comprendre dans quelle direction j’allais. C’est une contrainte liée à
la recherche de financements, j’écris automatiquement un scénario qui
apporte un matériel de base et un élément de travail clair pour tous.
Mais
en réalité, je ne me fie pas à mon propre scénario, je ne veux pas
faire au moment du tournage la copie d’un scénario. Je considère au
contraire que ce qui est important advient au moment de filmer. Tout se
joue devant la camera, j’enregistre la vie telle qu’elle est devant la
camera : c’est le matériau premier dans lequel je puise et qui nourrit
mes recherches.
Si le scénario initial fournit une ossature qui me
permette d’évoluer, je le mets progressivement de côté à mesure du
tournage avance.
Parce que le tournage pose au film ses propres questions.
Sur
«la Saveur de la Pastèque », je ne savais pas qu’elle serait la fin du
film, c’est seulement au deux tiers du tournage que s’est dessiné pour
moi l’idée de cette scène finale.
Cela engendrait une autre problématique: il fallait désormais pousser le film vers cette scène.
Trouver
une direction au film, c’est un processus, cela passe par beaucoup de
discussions avec mes acteurs, je m’appuie sur les relations très
étroites que j’entretiens avec eux.
Dans le film, Shiang-chyi
rencontre ce garçon qui est acteur porno et dans la réalité personne
autour de moi n’a eu cette expérience, il est donc très difficile
d’envisager la situation et la façon dont les personnages peuvent
réagir, c’est une découverte qui se fait lors du tournage.
Le
personnage doit réellement vivre cette situation pour que je puisse me
faire une idée de ses réactions et alors seulement je peux tenter de
dégager toute l’ambiguïté de ses sentiments.
Les thèmes mêmes
du film se modifient constamment, c’est une création véritable entre
mes acteur et moi. Le scénario ne décide de rien, la vie d’un film
commence sur le tournage.
Il faut aussi prendre en compte les contingences liées au tournage.
Par
exemple, nous avons eu beaucoup de mal à tourner cette scène où
Shiang-chyi porte le corps inerte de l’actrice porno dans le couloir.
Sumomo (Yozakura),
l’actrice porno japonaise disait que nous pouvions toucher n’importe
quelle partie de son corps à la condition de ne jamais toucher son cou
- elle devait avoir des raisons très personnelles et nous n’avons pas
chercher à savoir pourquoi-.
Bien sûr, cela a complètement modifié
le jeu de Shiang-chyi puisqu’il fallait se préoccuper en permanence du
cou de l’actrice. Nous avons fait un nombre considérable de prises.
Finalement, Shiang-chyi est allée trouver Sumomo et l’a pris à part
pour lui expliquer: « Tu sais, dans ce film, tu as un rôle essentiel
et je suis complètement dépendante de toi. Finalement, tu représentes
mon corps et moi je représente ton âme, c’est comme si mon corps
c’était endormi et que l’âme doive réveiller ce corps. Nous ne sommes
qu’un seul et unique personnage dans ce film là. »
Cette
conversation m’a particulièrement émue, je crois que c’est à cet
instant précis que j’ai su qu’elle allait être la fin du film.
On
a souvent décrit Lee Kang-shen comme votre Antoine Doisnel, comment
avez-vous travaillez avec lui sur ce film? Il semble, peut-être est-ce
dû aux scènes pornographiques, que vous entreteniez avec lui une
relation beaucoup plus intime, que votre caméra s’est rapprochée. Il y
a beaucoup plus de gros plans.
Nous avons travaillé d’une manière radicalement différente avec Lee Kang-shen.
Contrairement
à mes films précédents, je me suis très peu préoccupé de lui. J’exige
d’habitude énormément de son jeu, nous répétons beaucoup et je lui fais
recommencer les scènes jusqu’à ce que son jeu me paraisse totalement
naturel.
Dans ce film là, je me suis avant tout concentrer sur les
scènes pornographiques, l‘enjeu pour moi c’était de savoir comment
filmer ces corps, les montrer tels qu’ils sont, sans aucun voyeurisme
mais sans tabou- parce qu’il m’a fallu aussi surmonter mes propres
tabous par rapport aux corps-.
Je n’avais matériellement pas le
temps d’accorder plus d’attention à Lee Kang-Shen, je me suis concentré
sur ses actions, faire tel ou tel mouvement. Il devait simplement être
là, totalement disponible, un peu comme son personnage dans le film:
une ‘sex machine’.
Ce n’est qu’une fois arrivé sur la table de
montage que j’ai pu me soucier de lui et cela a été une véritable
surprise parce que j’ai trouvé son jeu impressionnant.Je pense
qu’au cours de ces années, il est devenu beaucoup plus confiant en lui,
que son jeu s’est affermi,non pas qu’il se soit approprié un type de
jeu comme on l’entend pour le cinéma commercial, mais qu’il est arrivé
à s’accepter tel qu’il est. Il dégage maintenant quelque chose de fort
et de mature.
J’ai ressenti ça pour la première scène de chanson
dans la citerne. Nous avions tourné cette scène très rapidement, en une
nuit et j’étais particulièrement inquiet. C’est une chanson des années
70, elle a le charme un peu désuet de cette époque. Pour un jeune comme
lui, c’est très difficile de comprendre les sentiments de cette époque
et de les transmettre, surtout en chantant.
Pourtant, devant la
table de montage et sans que j’en ai eu conscience au tournage, il est
arrivé à me transporter vers cette époque.
Je crois que c’est le
résultat à la fois de son propre travail sur lui-même mais aussi de la
confiance que nous avons l’un dans l’autre. Lui, sait parfaitement
comment il doit être dans mes films.
Plus loin, ce film est très particulier puisque son sujet même, c’est le corps. A travers la sexualité et ses représentations.
Le tournage d’un film porno c’est quelque chose qui m’a obligé à être face aux corps.
Mais
la démarche est compliquée, il faut savoir où poser la caméra et savoir
comment diriger le film sans qu’il ne puisse se réduire à du simple
voyeurisme mais qu’au contraire d’autres significations puissent se
dégager de l’observation des corps.
L’ambition du film est contenue dans le titre: capter la forme mouvante de ces corps.
Cela supposait aller en avant, se confronter à ces corps.
Au
début de ma réflexion, il y a l‘idée qu’avec ce métier on vend son
corps et que ce corps devient un produit. L’échelle de nos valeurs en
est peut-être complètement bouleversée, en tout cas déformée. Ces corps
sont beaux mais aussi on ressent un grand gaspillage. Vendre son corps,
c’est le gaspiller.
Comme dans "The Hole", vous nous donnez à voir la bande son avec des comédies musicales.
Ces scènes sont beaucoup plus baroques, excentriques comme si vous recherchiez un trop symbolique.
Est-ce la peur d’une narration trop linéaire ? ou le simple plaisir de réécouter Grace Chan ?
Il y a bien sûr plusieurs de degrés de lectures et les réactions sont diverses chez les spectateurs.
Ces scènes nous donnent d’abord à voir des images très colorées, très joyeuses peut être en échos avec les personnages.
Pour
moi, elles fonctionnent un peu comment des couteaux, comme si on
pouvait couper la réalité crue du film en plusieurs morceaux, comme si
on pouvait descendre dans cette réalité et voir ce qui se passe à
l’intérieur.
D’un autre côté, ces comédies musicales viennent
troubler le récit, elles rappellent au public qu’il est dans une salle
de cinéma en train de regarder un film. C’est une manière de dire : «
ne vous projetez pas dans réalité peut-être cruelle, violente, du film
mais prenez de la distance sur ce que vous voyez. ».
C’est cette double fonction qui m’intéresse dans les scènes de comédies musicales.
Elles
sont relativement courtes, deux à trois minutes et surgissent de plus
en plus brutalement dans le film pour casser le récit, je pense que le
spectateur n’a pas le temps d’en apprécier la gaîté ni de s’abstraire de
la réalité du film parce qu'il y replonge aussi vite qu’il en est sorti.
Quant
à un trop symbolique, je ne crois pas, si par exemple vous prenez ce
retour du motif de la pastèque sous forme de parapluie, c’est
essentiellement dû à un problème de budget: il n’était pas possible
d’avoir de jolis costumes d’époque pour les deux cents figurants de la
scène !! Nous avons découvert par hasard ces parapluies dans un salon
de coiffure et ils faisaient parfaitement l’affaire parce qu’ils
permettaient de cacher le manque de costumes …Ce sont des problèmes
matériels qu’il faut surpasser, mais du coup le film prend une autre
coloration, nous sommes certain de ne pas être dans une comédie musicale
hollywoodienne !!! (rires)
De même pour la scène des toilettes, nous
avions prévu des costumes extrêmement élaborés, élégants comme dans un
cabaret ! mais nous nous sommes vite rendus compte que c’était
irréalisable, alors nous avons pris tous des sceau, des entonnoirs et
tous ce qu’on trouvait dans les toilettes pour habiller les danseuses.
Cela donne ce caractère tout à fait particulier au film. C’est une
esthétique de la débrouille !!!
Vous avez dit dans une interview : « mes personnages sont des plantes qui manquent d’eau ».
Vous transformez radicalement dans ce film l’utilisation de l’eau, de la profusion à la pénurie.
Est-ce une manière de résoudre une équation déjà présente dans vos précédents films : Ce manque, le désir c’est l’amour.
Lorsque
je fais un film, c’est d’abord quelque chose est en lien avec ma propre
vie, mon quotidien. Aussi, je recherche ces éléments qui font parti de
la vie quotidienne et l’eau est évidemment un élément de base.
Mais
l’eau n’intervient en aucun cas pour résoudre une équation. .C’est
d’abord une manière d’y prêter attention. Quand l’eau vient à manquer
alors on y attache une importance énorme, comme l’amour lorsqu’on vit
avec une personne au quotidien et que cet amour n’est disparaît.
J’ai d’abord voulu décrire ce manque et les correspondances s’établissent d’elles-mêmes.
Par
exemple, si l’eau manque, l’objet qui devient prépondérant c’est la
bouteille d’eau et cette bouteille peut vieillir, se boucher ou
s’abîmer, un peu comme notre propre corps, pourtant il faut le remplir
que ça soit d’eau, d’amour, de désir, de pouvoir ou d’argent. L’idée
même d’une satisfaction n'existe pas.
Ce mécanisme est celui de notre
société de consommation, elle se charge de créer nos désirs, en même
temps que d’y trouver des palliatifs. On cherche un remplacement, un
placebo: le jus de pastèque à la place de l’eau, la pastèque en guise
de bouteille. Pourtant le jus de pastèque ne sera jamais de l’eau.
Quand
on a pas d‘amour, il s’agit de satisfaire notre désir, on voit un
porno, on prend une poupée gonflable ( !!!).. mais cela ne remplace pas
l’amour..
Vous êtes pourtant arrivé à
ce final qui semble plus radical, la schizophrénie de Lee Kang-shen
entre désir et amour est poussée à l’extrême. Pourriez-vous nous
expliquer cette scène ? c’est aussi le premier travelling, la première
musique over, la première larme…
Cette
séquence part de l’espace. La chambre est tout à fait banale mais nous
nous trouvons dans une pièce cloisonnée, séparée en deux. Ce qui
m’intéressait c’était cette cassure nette entre deux univers, d’un coté
un monde artificiel, une réalité cruelle crée de toutes pièces, sans
vie et de l’autre côté, ce monde avec ces deux hôtesses, leur sourire
mielleux, un monde en apparence plus gai mais tout aussi cruel et
solitaire …
Il y a ce travelling qui me permet d’approcher de cette
fenêtre, ce trou par lequel les deux mondes peuvent encore communiquer.
L’enjeu pour moi c’était la façon dont le personnages arrivent à se
rejoindre.
La chanson "Le nuage au bord du ciel" arrive enfin,
c’est une chanson en son direct : si chacun arrive à vivre dans le même
monde, ce monde n’est que la réunion de nos solitudes. Nos coeurs eux
restent dans un désert. En errance.
Interview réalisée à Paris le 19 novembre 2005.
Tous mes remerciements à Vincent Wang (assistant et co-producteur du
film avec HomeGreen Films) et Matthieu Rey ainsi bien sûr qu'à Tsaï
Ming-Liang pour sa gentillesse.