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Ce blog est tout à fait intéressant : il est l'oeuvre de l'économiste et grand voyageur Guy Sorman qui connait très bien l'Inde et la Chine notamment (cf. les livres Le génie de l'Inde et L'année du Coq). Par exemple cet article éclairant sur les différences entre ces 2 pays :
Longtemps l’Inde s'est réclamée du socialisme et fut immobile. Depuis l’indépendance, en 1947, jusqu’aux années 1990, le taux de croissance y a gravité autour de 3% par an, l’équivalent de sa progression démographique : l’augmentation du revenu réel par habitant était nulle . Cet état semblait si naturel que les économistes de l’Inde avaient décrété que 3% était le taux de croissance hindou . Les dirigeants indiens de l’époque, Nehru puis Indira Gandhi s’en satisfaisaient; l’économie indienne était étatisée et planifiée ce qui correspondait au consensus des années 1960 entre économistes du développement. L’institution la plus singulière de cette Inde immobile fut le mécanisme des licences : aucune entreprise ne pouvait être créée sans une autorisation administrative.
La Corée, Taiwan ? Ils étaient perçus en Inde comme des pays sans influence, clients des Américains. Par chance le pire fut évité parce que la terre ne fut pas nationalisée. Grâce à ses paysans, au contraire de la Chine, l’Inde ne mourut pas de faim. Mieux encore, l’agriculture indienne bénéficia, dans les années 1970, à l’initiative de deux agronomes, Norman Borlaugh, Américain et MS Swaminathan, Indien, d’une « révolution verte » qui en dix ans doubla la production . Cette Inde immobile s’est effondrée en 1991.
Le décollage de la Chine a réveillé l’Inde et aussi l’effondrement de l’URSS. Celle-ci avait été le fournisseur de l’Inde sur la base du troc ; les nouveaux Russes exigèrent des Dollars dont l’Inde ne disposait pas. L’Inde dut s’ouvrir aux investisseurs étrangers et permettre à ses propres entrepreneurs d’exporter pour faire entrer des devises..
Depuis la fin des licences , l ’Inde est devenue un univers de petites entreprises : un essor du capitalisme, spontané et distinct du modèle chinois où l’Etat désigne les gagnants. Ces entrepreneurs indiens sont parties à la conquête du monde, en exportant et en rachetant des entreprises étrangères, pour se familiariser avec les marchés lointains et les techniques contemporaines.
Stimulée par sa rivalité avec la Chine, avec un taux de croissance qui la talonne (10% contre 11% en 2007), le développement de l’Inde n’en est pas moins très différent. L’observateur étranger voit le développement chinois : il est immédiatement perceptible. En Inde, le développement est invisible ou presque , les infrastructures toujours délabrées. Cette différence de visibilité laisse croire en un dynamisme chinois très en avance sur celui de l’Inde ; mais il s’agit d’une perception superficielle. En Chine, l’Etat central et les gouvernements des provinces sont puissants, la société privée à peu près inexistante. Le choix chinois est donc celui de la concentration des investissements sur quelques pôles de croissance urbains et des infrastructures spectaculaires . Ce qui ne se voit pas en Chine, est la misère rurale. En Inde, l’Etat relativement faible , n’a pas les moyens financiers ni politiques de concentrer les investissements sur de grands projets. Le développement indien pour l’essentiel est donc l’œuvre de petites entreprises dispersées sur tout le territoire ; ceci reflète la société indienne et sa démocratie.
Le succès de l’industrie de l’information , IT , en Inde n’est-il pas indicateur d’une stratégie originale qui privilégierait les services et pas l’industrie, à la différence des voies suivies par l’Europe, la Corée ou la Chine?
La percée de ces services de l’informatique est économiquement peu significative; ils ne représentent que 2 à 3% de la production indienne , beaucoup moins que le textile à l’exportation. Ces entreprises satisfont une fonction symbolique essentielle en plaçant l’économie indienne sur la carte du monde mais elle ne recruteront jamais des millions de paysans sans emploi ; pour l’avenir, l’Inde devra rivaliser avec les entreprises chinoises et se montrer aussi capables qu’elles de manufacturer de l’électronique, du textile et des automobiles pour le marché mondial. Il n’y a pas d’alternative connue à l’industrialisation et à l’exode rural : c’est la loi d’airain du développement .
La démocratie ralentit cette industrialisation de l’Inde. Tout projet d’équipement s’ y enlise au nom de l’environnement, du paysage, des cultures tribales. Là où le gouvernement chinois décide, passe à l’acte et ignore les réticences de la population, en Inde on argumente. Un barrage hydro-électrique en Chine déplacera des millions de villageois sans nulle protestation audible ; en Inde le transfert d’une seule tribu mobilisera l’opinion publique, la justice, les médias, les partis et le barrage ne s’achèvera que des années plus tard, moins ambitieux qu’au départ. Les investisseurs étrangers dont le rôle est déterminant pour le développement de l’Inde ou de la Chine, sans états d’âme ,préféreront la Chine; ceci peut être un bon choix à court terme mais ce n’est pas une bonne stratégie à long terme.
Car la lenteur démocratique de l’Inde , si elle pèse sur les infrastructures et l’industrialisation garantit aussi la pérennité du développement . Depuis 1991, se sont succédés au pouvoir des partis variés, de la droite nationaliste à une coalition de gauche incluant des communistes ; aucune de ces alternances n’a modifié la stratégie globale, l’ouverture au monde et l’esprit d’entreprise. Certes, la droite est un plus méfiante envers les investissements étrangers et la gauche plus attachée au secteur public ; mais cette différence à la marge n’affecte pas le consensus global.
En Inde, comme en Chine, le développement transforme les paysages, les villes et les mœurs : le monde en devient plus uniforme,. Devrait-on s’en désoler ? Le vœu des Indiens ne devrait-il pas l’emporter sur celui des touristes? Lorsque derrière Gandhi puis Nehru, les Indiens avaient lutté pour leur indépendance, c’était aussi le développement qu’ils souhaitaient, pas de végéter dans la misère au nom de la diversité des civilisations. On se trompe souvent sur l’Inde telle que l’imaginait le Mahatma Gandhi ; il n’était pas hostile au progrès comme on le dit en Occident mais il craignait les injustices et souhaitait que le progrès économique fut jugé à l’aune de la plus pauvre des Indiennes.
La démocratie et l’économie de marché suffiront-ils à satisfaire l’ambition gandhienne ? Depuis la révolution verte, l’Inde ne manque plus de ressources alimentaires, mais certains restent trop pauvres pour y accéder . Pour eux aussi ,l’économie de marché reste tout de même la solution la plus efficace .MS Swaminathan s’efforce aujourd’hui de convertir les villageois à des activités rentables sur le marché de manière à accroître leurs revenus. Exemple : il a introduit la culture des champignons hors sol au Tamil Nadu pour que des femmes de basse caste ne possédant pas de terre, puissent vivre par elles-mêmes de leur propre production. . Certains obstacles culturels au développement résistent cependant aux solutions libérales , telle l’open air defecation , problème d’hygiène majeur en Inde . Le gouvernement décerne des prix aux villages qui créent des latrines mais souvent aucune caste n’accepte de les entretenir .
Ce qui fait plus débat en Inde, c’est la rapidité ou non de la diffusion des richesses : nul ne conteste l’efficacité du marché, ni même ses facultés de redistribution, mais combien d’années seront-elles nécessaires pour que la plus pauvre des Indiennes profite du progrès économique ? La grande vertu de la démocratie indienne , à l’inverse de la Chine,est de poser cette question sans relâche et d’expérimenter des solutions nouvelles .